Jouer, c'est du sérieux
9 mai 2014
C’est l’occasion de découvrir le nouveau projet CULTE (Cultural Urban Learning Transmedia Experience) et un projet déjà terminé, PLUG, les deux portés par le Cedric et financés par l’ANR* . Application des serious games au contexte muséal, ces projets sont le reflet d’une recherche qui crée des liens entre la technologie et la ville.
Le jeu est votre thématique de recherche, en particulier, les serious games. Vous dites que quand on joue, on apprend… Quel est le côté éducatif du jeu ?
Certains designers et théoriciens affirment, et les expériences le confirment, que jouer permet d’apprendre. Ma référence à ce propos est un game designer, Raphael Koster, mais bien d'autres l'ont aussi écrit et pas seulement dans le domaine du game design. Avec les jeux vidéo on peut a minima exercer "la dextérité de son pouce à travers la manipulation d’une manette" voire dans certains jeux à base de reconnaissance de mouvements, exercer son corps. En considérant le jeu comme une résolution d’énigmes, il devient un entraînement, on intériorise des mécanismes. On fait travailler ses réflexes, sa sagacité… Globalement, son intellect.
Comment se situe ce domaine au Cnam et dans la recherche en général ?
Au Cnam, le domaine des serious games est exploré par le laboratoire Cedric en particulier au sein de l'équipe MIM (Média Interactif et Mobilité), notamment par le professeur Stéphane Natkin, responsable de l'équipe. En recherche, on le retrouve dans la section 27, l’informatique, mais les serious games peuvent être appréhendés sous d’autres angles, par des chercheurs en information-communication, par des ingénieurs en télécommunications, par des économistes ou bien par des sociologues qui étudient les usages associés. D’un certain point de vue, ce domaine de recherche est transversal de façon avérée. Quand on s'embarque dans un projet de ce genre, avec des chercheurs venant d’univers différents, il faut passer par une période de synchronisation et d’adaptation, bâtir un langage et des concepts communs. Il faut créer une sorte de patrimoine commun avant de pouvoir travailler ensemble. Je crois profondément que c’est de l’échange et du partage que naissent les nouvelles idées.
Vous avez développé deux projets de recherche (PLUG, terminé, et CULTE, en démarrage), qui traitent des jeux pervasifs. Qu’est-ce qu’un jeu pervasif ?
Je tiens à préciser que le "vous", pour le projet PLUG, représente environ 25 personnes qui ont participé à la conception du jeu, à sa réalisation, à son déploiement et à son exécution. Des membres du Cedric, du Musée des arts et métiers, de l'institut Telecom, d'Orange, et de TetraEdge ont participé à cette expérience. Pour le nouveau projet CULTE, nous travaillons avec le Musée du Quai Branly, le laboratoire d’usages Le Lutin et l'entreprise Mazédia. Je suis aujourd’hui d'une certaine façon le porte-parole de ces projets, multi-partenaires et collaboratifs et de leurs membres.
Comme on l’a dit, le jeu est une forme de média pour apprendre. Mais jouer devant une console, devant un ordinateur, c’est assez clos, c’est une activité qui n’invite pas nécessairement le corps et le mouvement, ni le contexte. Dans les jeux pervasifs, au contraire, on utilise le contexte numérique et l'environnement réel pour jouer. L’idée de la pervasivité, c’est qu’il y a un monde de données invisibles, d’objets et de personnes réels qui nous entourent et qu'on peut les associer pour créer une expérience nouvelle. Les joueurs apprennent en utilisant le contexte environnant, en rentrant en interaction avec celui-ci.
Dans vos projets, le contexte c’est le musée. On applique le jeu à l’espace du musée… Comment ces expériences ont-elles été vécues par les joueurs ?
Le projet PLUG a été très initiateur, pour le domaine et surtout pour ses participants. De 2008 jusqu’en 2010, il nous a appris comment faire passer un message de médiation culturelle au travers du jeu. Le jeu devient un jeu sérieux, avec l’objectif formalisé de faire apprendre.
Les joueurs-visiteurs du Musée des arts et métiers étaient équipés d’un téléphone mobile qui pouvait lire des étiquettes NFC (Near Field Communication)** sur une borne à côté de l’œuvre. L'usage de la technologie NFC a révélé de nouvelles métaphores d'usage. En effet, on peut superposer plusieurs points de vue sur l'action d'échanger des données entre deux mobiles en NFC. Pour la personne qui fait de l'informatique, c'est un transfert de données. Pour le médiateur, c'est un acte qui participe à la visite du musée et à l'observation des collections. Pour le game designer c'est un échange de cartes virtuelles pour construire une famille. Et pour le visiteur, c’est tout cela, mais c'est aussi autre chose. C'est un baiser digital, un « French kiss numérique ». On peut d'ailleurs le comprendre : pour faire passer les données on bouge les téléphones en les remuant, et, lorsque les données passent, les deux téléphones vibrent. Cette métaphore a été proposée par les visiteurs spontanément sans qu'aucun partenaire n'y ait pensé. C'est d'autant plus intéressant, qu’aux États-Unis, dans une étude de l’Université de Stanford dans l'équipe de Monica Lam, ce même geste technique représente une poignée de mains qui ouvre la relation et le réseau social de l'autre. Cette anecdote prouve qu’une interaction est porteuse de métaphores en fonction des gens qui la construisent et la vivent. C'est la magie d'expérimenter dans le contexte d'un musée, et dans celui du Cnam qui est très beau.
Le second jeu du projet PLUG, « Paris Université nuit », avait été conçue avec comme axe premier l’apprentissage et la médiation. Au cours de cette expérience les joueurs-visiteurs devaient infiltrer une organisation secrète. A l’issue du jeu, on leur a fait passer un test sur les connaissances acquises pendant le jeu qu'ils venaient de vivre. Ce qui a été une grande surprise pour nous, c’est qu’ils s’y sont prêtés, "sans broncher". Le test était l’étape finale du jeu, et permettait de rentrer dans l'organisation secrète après avoir collectivement prêté serment. Les joueurs étaient interrogés par un inspecteur à leur sortie et devaient parler de l'organisation secrète... une grande partie d'entre eux n'a jamais vendu la mèche !
Quel est l’objectif du nouveau projet CULTE ?
Le projet CULTE, lancé en décembre 2013, souhaite combiner les jeux pervasifs, le transmédia, la médiation, les nouveaux usages et l’interaction. Il vise à produire un jeu pour le Musée du Quai Branly et sa collection permanente, mais aussi à dégager de cette expérience un certain nombre de processus de conception (des patrons de conception ou des design patterns en anglais).
CULTE reprend en effet une partie des ingrédients de PLUG et les étend en utilisant une nouvelle forme d’interaction, le transmédia, combinée au jeu pervasif. Selon mon interprétation, le transmédia repose sur l’idée d’histoire, de narration. On se sert de plusieurs supports (réseaux sociaux, mail, web, projection d’un film dans une ville, journal papier,…) pour faire avancer une histoire, une énigme, qui est aussi le moteur du jeu.
Notre objectif est aussi d’échanger et partager nos résultats avec la communauté scientifique et celle des musées au travers de publications et rencontres.
Votre point de départ est la recherche des musées sur les nouvelles formes de médiation, afin de rendre le visiteur plus actif. Le projet CULTE veut-il contribuer à rendre la visite muséale plus attractive ?
Absolument. Mais nous ne pouvons pas encore dévoiler comment cette visite serait, à quoi elle ressemblerait, tout cela est encore en pleine réflexion. Nous avançons prudemment car nous sommes au tout début du processus d'élaboration de ce jeu… Le chemin est encore long !
Concernant le rôle joué par le visiteur, nous nous basons sur l’idée de la co-écriture de la visite par le visiteur lui-même. Le but est bien de détecter sa spécificité et de personnaliser sa visite du musée. Le tout intégré au jeu pervasif et transmédia bien sûr.
Et les données, dans tout ça… Quel est le traitement que vous réservez aux données ?
Dans nos projets, les données ne sont pas la préoccupation principale. Nous travaillons plus sur la conception du jeu et sur les nouvelles formes de médiation. Mais si cela était possible dans le cadre du contrat signé avec l’ANR, on ferait l’analyse des données associées au comportement des joueurs. L'objectif serait de rendre le jeu plus adaptable et plus dynamique en fonction des participants à un instant donné.
En lien avec l’équipe « systèmes d’information » avec Elisabeth Métais et Nadira Lamari (Cedric) on se préoccupe de cet aspect pour un projet ludo-éducatif en pédiatrie avec le service du professeur Alaa El Ghoneimi à l'hôpital Robert Debré (Paris, 19ème arr.) . Mais ce dernier projet n'a pas encore trouvé son financement.
Vos projets prennent vie de la réflexion autour de la ville et de son patrimoine. Quel est le lien entre les serious games et la ville ?
Avec nos partenaires, on part tous du postulat que Paris est une ville touristique avec un patrimoine extrêmement riche. On voudrait contribuer à améliorer les technologies et leur utilisation pour intéresser plus de touristes à cette richesse. De façon générale, nos projets pourraient trouver des applications diverses dans le domaine du tourisme, en dehors des musées.
En revenant à PLUG, la chercheuse Annie Gentès de Mines-Télécom a produit une contribution sociologique remarquable sur le positionnement des visiteurs dans le musée, en situant résolument le musée comme un espace urbain. Selon elle, le musée est un espace à la fois urbain et social de rencontre qui permet de nouvelles relations entre la connaissance, les médiateurs, les gardiens... tout son personnel et le public.
Cette réflexion me renvoie à la ville. La cité doit être vécue par ses habitants comme un espace à s'approprier et à partager. Ce qui me fait penser aux villes intelligentes, les smart cities, et à toutes les réflexions sur les interactions citoyen-cité, les nouvelles formes de gouvernance et la ré-écriture de l'espace urbain. Les nouvelles technologies et le numérique convoquent une nouvelle réflexion sur la ville, et c'est ce que nous abordons indirectement à travers nos projets de jeux sérieux pervasifs et transmédia dans les musées.
*ANR : Agence nationale de la recherche
**NFC (Near Field Communication) : En français, « communication en champ proche »
C’est le système utilisé par les pass de transports (par exemple, le Pass Navigo de la RATP en région parisienne)