L'écho des labos
Le travail, un métier d'avenir
Étudier l’ensemble des relations que l’homme entretient avec le travail, c’est l’objectif que se fixe le Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD). Rencontre avec son directeur, Pierre Falzon.
Pouvez-vous nous présenter votre laboratoire?
Pierre Falzon : Le Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) résulte de la réunion de l’équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité, de l’équipe de psychologie de l’orientation, et de l’équipe d’ergonomie. Cette réunion vise à favoriser une synergie sans chercher à fusionner les équipes. Celles-ci continuent à exister. Nous cherchons à encourager une vie collective, avec un séminaire commun, des actions de formation communes à l’ensemble des doctorants, par exemple en langue ou en écriture scientifique et, nous l'espérons, des travaux en commun. Notre laboratoire accueille 53 doctorants, le plus souvent issus de formations en psychologie, ce qui en fait le 2e ou 3e plus important au Cnam, pour un laboratoire qui n’est pas le plus doté en terme d'enseignants-chercheurs.
On peut présenter les thèmes de recherche ainsi : la psychologie de l’orientation développe des travaux en lien avec l’idée d’une orientation tout au long de la vie, prenant en compte des aspects émotionnels et conatifs. L’équipe de psychologie du travail et l'équipe d’ergonomie se rejoignent sur des questions d’organisation, de conditions et de qualité du travail. Ces questions concernent tant les dimensions physiques du travail, la mobilisation du corps, que l'implication cognitive et mentale et le sens donné au travail et à l'activité des individus et des collectifs.
La caractéristique de notre laboratoire, c’est sa forte implication dans des conventions de recherche. Nous sommes très sollicités par l’extérieur, donc, de ce point de vue-là, assez atypiques par rapport à d'autres laboratoires de sciences humaines en France. Cette activité de terrain est nécessaire pour ancrer nos travaux dans les demandes sociales, mais aussi parce que la méthodologie de l'action occupe au CRTD une place importante : méthodologie de l'analyse du travail, de conduite de l'intervention, de simulation du futur.
Pouvez-vous nous donner des exemples pour illustrer votre activité?
Pierre Falzon :Nous avons une convention avec l’Institut Paul Emile Victor (IPEV), qui s’occupe des bases polaires françaises de l’Antarctique. L’IPEV a une culture assez "aventurière", qu'il doit dépasser pour mettre en place des procédures stabilisées et sûres. Il a fait appel à nous pour l’aider dans cette démarche, notamment sur deux situations. La première concerne les techniciens en charge du fonctionnement de la base Dumont d’Urville. Ceux-ci sont relevés tous les ans, et ceux qui partent ne reviennent généralement pas une seconde année. Pour faire ces relèves, ils n’ont que quelques jours, car le voyage se fait en bateau et dépend de la débâcle de la banquise. Or, non seulement c’est un délai très court, mais en plus ces techniciens, qui sont souvent jeunes, doivent subitement travailler sur des machines anciennes, sur lesquelles ils n’ont pas été formés. La seconde situation concerne le raid permettant de ravitailler la base franco-italienne Concordia. Trois fois dans l’été austral, des convois partent de Dumont d’Urville pour emmener des tonnes de matériel pour un aller-retour de 20 jours à travers l’Antarctique. Dans ces deux situations, les incidents sont nombreux, et, dans ces conditions extrêmes, leur résolution est souvent une question de vie ou de mort. Mais ces incidents ne sont consignés nulle part et il n’y a aucune indication de la façon dont les problèmes ont été traités. En fait, pour ces personnes, qui sont là pour un an, leur vécu de la situation relève plus de l’expérience de vie que de l’expérience de travail : ils ont tendance à considérer que c’est normal que des pépins surviennent. Nous devons donc faire évoluer cette culture métier insécuritaire pour éviter qu’un jour une catastrophe ne survienne. C’est ce que font deux membres de notre équipe sur place.
L’exemple est extrême, mais le schéma reste le même dans d'autres recherches : on fait appel au CRTD pour évaluer ou corriger le fonctionnement d’une organisation. Cette évaluation se fait par l’observation des conditions de travail auxquelles nous tentons d’apporter des améliorations. Le plus souvent, le problème vient du fait que la vision du travail à effectuer est différente pour le prescripteur (le manager) et pour l’opérateur (le salarié). Par exemple, un constructeur automobile nous a demandé d’évaluer l’organisation de sa chaîne d’assemblage, fonctionnant sur des principes lean. Sur cette chaîne, les ouvriers ont une aire d’intervention: ils commencent à tel endroit et doivent avoir terminé avant tel autre. S’ils ne peuvent pas terminer, ils doivent déclencher une alarme qui arrête la chaine. Ils ont alors le temps de finir et peuvent être aidés. Mais ceci est mal vécu, car la chaine s'arrête pour tout le monde. Pourtant, il faut le faire, car il ne faut pas laisser partir un véhicule qui n’est pas terminé. Donc, dès le départ, on constate que les opérateurs font face à une prescription contradictoire. Sur le terrain, on observe que les ouvriers commencent leurs interventions en amont de leur aire et finissent plus tôt. Le temps gagné leur permet de préparer des outils, de réapprovisionner les fournitures, de traiter les aléas… Pour les responsables, ce fonctionnement est non conforme et en plus incompréhensible, puisque le réapprovisionnement et l'assistance sont supposés être le rôle du responsable d’unité (RU), qui aide et dépanne sur plusieurs postes. Or, les ouvriers nous expliquent qu’ils ont construit cette façon de faire pour ne pas appeler le RU, qui reste ainsi disponible pour ceux qui en ont réellement besoin. Et «si tout le monde fait comme moi, quand moi j’en aurai besoin, il sera disponible.» La vision du travail qui est portée par les opérateurs est donc une vision qui intègre le collectif dans la production de l'efficacité. Mais comme elle diffère de la vision managériale, qui pense le travail comme une suite d'activités individuelles, il est difficile de la faire accepter par la direction.
Mais pourtant, c’est la direction qui vous a sollicité. Pourquoi ce revirement ?
Pierre Falzon : Il ne s'agit pas d'un revirement, mais plutôt d'une culture managériale très ancrée, fondée sur la division du travail, sur la règle, qui peut être difficile à faire évoluer. Souvent, la volonté qu’ont les salariés d’aboutir à un travail de qualité est entravé par le fonctionnement de l’organisation. Dans ce cadre, l'enjeu est de trouver comment faire entendre que le mode de management est contreproductif, tant sur le plan de la performance que sur celui de la santé. Cela dépend grandement de ce qu’on appelle la construction sociale de l’intervention: nous devons construire notre intervention en interaction avec les opérateurs qui vivent l’organisation, mais aussi avec les responsables de l’organisation. C’est nécessaire si on veut qu’il y ait un impact réel de notre action, mais cela reste aléatoire. Parfois, la personne qui nous sollicite est celle qui a élaboré le système, ou pire, la personne à l’origine des dysfonctionnements. Ou bien nous sommes confrontés à des situations organisationnelles de grande ampleur, qui demandent d'interagir avec la direction générale. Dans certains grands ministères, notre interlocuteur a pu être le directeur adjoint, avec 130 000 personnes derrière lui. S’il n’a pas envie d’entendre ce qu’on a à lui dire, agir peut s'avérer difficile.
Mais ce n’est pas toujours le cas : depuis quelques semaines nous travaillons avec un organisme public qui a fait appel à nous suite à une importante réorganisation, engagée depuis deux ans, dans laquelle sont apparues des difficultés. Nous y avons observé la même chose, à savoir que la réorganisation a été mise en place sur la base d’une conception du travail inadaptée, qui ne correspond pas à la réalité. Cela aboutit à une segmentation artificielle du travail qui ne marche pas. Notre rôle, c’est de mettre en cause les schémas théoriques et de faire remonter la réalité à la connaissance des prescripteurs. Quand nous avons mis en avant le fait que les différents métiers étaient quasiment similaires, nous avons mis des mots sur des idées vagues que tous avaient en tête mais ne parvenaient pas à exprimer. Pour le coup, ils étaient reconnaissants, parce que cette autre vision de leur travail, ils ne pouvaient pas l’avoir "de l'intérieur".
Avez-vous des projets en cours ?
Pierre Falzon : Il y a beaucoup de projets en cours… Comme je l'ai dit, nous sommes le plus souvent appelés parce que quelque chose ne marche pas ; nous recevons donc une demande de diagnostic et de correction. Je vais donner un cas un peu différent. Nous avons été contactés par la société du Grand Paris pour une mission originale, en tout cas pour nous: l’architecte qui s’occupe de la conception des sites de maintenance, le long de la ceinture de transport autour de Paris, nous a sollicités pour une assistance à la maîtrise d’ouvrage. En fait, pour une contribution à la rédaction des appels d’offres pour la construction de ces sites, de sorte à proposer des critères qui fassent qu’au final les projets retenus intègrent un réel souci de l’Homme au travail. C’est une position nouvelle pour nous, puisque d’habitude, nous venons «après la bagarre» pour analyser ce qui ne marche pas ou ce qui marche mal. Dans le cas présent, nous intervenons très en amont. Ce projet devrait nous occuper pour plusieurs années, entre la contribution à la rédaction des appels d’offres, l’analyse des réponses et la construction des sites de maintenance. Nous aurons alors construit des connaissances méthodologiques nouvelles.
Pierre Falzon : Le Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) résulte de la réunion de l’équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité, de l’équipe de psychologie de l’orientation, et de l’équipe d’ergonomie. Cette réunion vise à favoriser une synergie sans chercher à fusionner les équipes. Celles-ci continuent à exister. Nous cherchons à encourager une vie collective, avec un séminaire commun, des actions de formation communes à l’ensemble des doctorants, par exemple en langue ou en écriture scientifique et, nous l'espérons, des travaux en commun. Notre laboratoire accueille 53 doctorants, le plus souvent issus de formations en psychologie, ce qui en fait le 2e ou 3e plus important au Cnam, pour un laboratoire qui n’est pas le plus doté en terme d'enseignants-chercheurs.
On peut présenter les thèmes de recherche ainsi : la psychologie de l’orientation développe des travaux en lien avec l’idée d’une orientation tout au long de la vie, prenant en compte des aspects émotionnels et conatifs. L’équipe de psychologie du travail et l'équipe d’ergonomie se rejoignent sur des questions d’organisation, de conditions et de qualité du travail. Ces questions concernent tant les dimensions physiques du travail, la mobilisation du corps, que l'implication cognitive et mentale et le sens donné au travail et à l'activité des individus et des collectifs.
La caractéristique de notre laboratoire, c’est sa forte implication dans des conventions de recherche. Nous sommes très sollicités par l’extérieur, donc, de ce point de vue-là, assez atypiques par rapport à d'autres laboratoires de sciences humaines en France. Cette activité de terrain est nécessaire pour ancrer nos travaux dans les demandes sociales, mais aussi parce que la méthodologie de l'action occupe au CRTD une place importante : méthodologie de l'analyse du travail, de conduite de l'intervention, de simulation du futur.
Pouvez-vous nous donner des exemples pour illustrer votre activité?
Pierre Falzon :Nous avons une convention avec l’Institut Paul Emile Victor (IPEV), qui s’occupe des bases polaires françaises de l’Antarctique. L’IPEV a une culture assez "aventurière", qu'il doit dépasser pour mettre en place des procédures stabilisées et sûres. Il a fait appel à nous pour l’aider dans cette démarche, notamment sur deux situations. La première concerne les techniciens en charge du fonctionnement de la base Dumont d’Urville. Ceux-ci sont relevés tous les ans, et ceux qui partent ne reviennent généralement pas une seconde année. Pour faire ces relèves, ils n’ont que quelques jours, car le voyage se fait en bateau et dépend de la débâcle de la banquise. Or, non seulement c’est un délai très court, mais en plus ces techniciens, qui sont souvent jeunes, doivent subitement travailler sur des machines anciennes, sur lesquelles ils n’ont pas été formés. La seconde situation concerne le raid permettant de ravitailler la base franco-italienne Concordia. Trois fois dans l’été austral, des convois partent de Dumont d’Urville pour emmener des tonnes de matériel pour un aller-retour de 20 jours à travers l’Antarctique. Dans ces deux situations, les incidents sont nombreux, et, dans ces conditions extrêmes, leur résolution est souvent une question de vie ou de mort. Mais ces incidents ne sont consignés nulle part et il n’y a aucune indication de la façon dont les problèmes ont été traités. En fait, pour ces personnes, qui sont là pour un an, leur vécu de la situation relève plus de l’expérience de vie que de l’expérience de travail : ils ont tendance à considérer que c’est normal que des pépins surviennent. Nous devons donc faire évoluer cette culture métier insécuritaire pour éviter qu’un jour une catastrophe ne survienne. C’est ce que font deux membres de notre équipe sur place.
L’exemple est extrême, mais le schéma reste le même dans d'autres recherches : on fait appel au CRTD pour évaluer ou corriger le fonctionnement d’une organisation. Cette évaluation se fait par l’observation des conditions de travail auxquelles nous tentons d’apporter des améliorations. Le plus souvent, le problème vient du fait que la vision du travail à effectuer est différente pour le prescripteur (le manager) et pour l’opérateur (le salarié). Par exemple, un constructeur automobile nous a demandé d’évaluer l’organisation de sa chaîne d’assemblage, fonctionnant sur des principes lean. Sur cette chaîne, les ouvriers ont une aire d’intervention: ils commencent à tel endroit et doivent avoir terminé avant tel autre. S’ils ne peuvent pas terminer, ils doivent déclencher une alarme qui arrête la chaine. Ils ont alors le temps de finir et peuvent être aidés. Mais ceci est mal vécu, car la chaine s'arrête pour tout le monde. Pourtant, il faut le faire, car il ne faut pas laisser partir un véhicule qui n’est pas terminé. Donc, dès le départ, on constate que les opérateurs font face à une prescription contradictoire. Sur le terrain, on observe que les ouvriers commencent leurs interventions en amont de leur aire et finissent plus tôt. Le temps gagné leur permet de préparer des outils, de réapprovisionner les fournitures, de traiter les aléas… Pour les responsables, ce fonctionnement est non conforme et en plus incompréhensible, puisque le réapprovisionnement et l'assistance sont supposés être le rôle du responsable d’unité (RU), qui aide et dépanne sur plusieurs postes. Or, les ouvriers nous expliquent qu’ils ont construit cette façon de faire pour ne pas appeler le RU, qui reste ainsi disponible pour ceux qui en ont réellement besoin. Et «si tout le monde fait comme moi, quand moi j’en aurai besoin, il sera disponible.» La vision du travail qui est portée par les opérateurs est donc une vision qui intègre le collectif dans la production de l'efficacité. Mais comme elle diffère de la vision managériale, qui pense le travail comme une suite d'activités individuelles, il est difficile de la faire accepter par la direction.
Mais pourtant, c’est la direction qui vous a sollicité. Pourquoi ce revirement ?
Pierre Falzon : Il ne s'agit pas d'un revirement, mais plutôt d'une culture managériale très ancrée, fondée sur la division du travail, sur la règle, qui peut être difficile à faire évoluer. Souvent, la volonté qu’ont les salariés d’aboutir à un travail de qualité est entravé par le fonctionnement de l’organisation. Dans ce cadre, l'enjeu est de trouver comment faire entendre que le mode de management est contreproductif, tant sur le plan de la performance que sur celui de la santé. Cela dépend grandement de ce qu’on appelle la construction sociale de l’intervention: nous devons construire notre intervention en interaction avec les opérateurs qui vivent l’organisation, mais aussi avec les responsables de l’organisation. C’est nécessaire si on veut qu’il y ait un impact réel de notre action, mais cela reste aléatoire. Parfois, la personne qui nous sollicite est celle qui a élaboré le système, ou pire, la personne à l’origine des dysfonctionnements. Ou bien nous sommes confrontés à des situations organisationnelles de grande ampleur, qui demandent d'interagir avec la direction générale. Dans certains grands ministères, notre interlocuteur a pu être le directeur adjoint, avec 130 000 personnes derrière lui. S’il n’a pas envie d’entendre ce qu’on a à lui dire, agir peut s'avérer difficile.
Mais ce n’est pas toujours le cas : depuis quelques semaines nous travaillons avec un organisme public qui a fait appel à nous suite à une importante réorganisation, engagée depuis deux ans, dans laquelle sont apparues des difficultés. Nous y avons observé la même chose, à savoir que la réorganisation a été mise en place sur la base d’une conception du travail inadaptée, qui ne correspond pas à la réalité. Cela aboutit à une segmentation artificielle du travail qui ne marche pas. Notre rôle, c’est de mettre en cause les schémas théoriques et de faire remonter la réalité à la connaissance des prescripteurs. Quand nous avons mis en avant le fait que les différents métiers étaient quasiment similaires, nous avons mis des mots sur des idées vagues que tous avaient en tête mais ne parvenaient pas à exprimer. Pour le coup, ils étaient reconnaissants, parce que cette autre vision de leur travail, ils ne pouvaient pas l’avoir "de l'intérieur".
Avez-vous des projets en cours ?
Pierre Falzon : Il y a beaucoup de projets en cours… Comme je l'ai dit, nous sommes le plus souvent appelés parce que quelque chose ne marche pas ; nous recevons donc une demande de diagnostic et de correction. Je vais donner un cas un peu différent. Nous avons été contactés par la société du Grand Paris pour une mission originale, en tout cas pour nous: l’architecte qui s’occupe de la conception des sites de maintenance, le long de la ceinture de transport autour de Paris, nous a sollicités pour une assistance à la maîtrise d’ouvrage. En fait, pour une contribution à la rédaction des appels d’offres pour la construction de ces sites, de sorte à proposer des critères qui fassent qu’au final les projets retenus intègrent un réel souci de l’Homme au travail. C’est une position nouvelle pour nous, puisque d’habitude, nous venons «après la bagarre» pour analyser ce qui ne marche pas ou ce qui marche mal. Dans le cas présent, nous intervenons très en amont. Ce projet devrait nous occuper pour plusieurs années, entre la contribution à la rédaction des appels d’offres, l’analyse des réponses et la construction des sites de maintenance. Nous aurons alors construit des connaissances méthodologiques nouvelles.
Parfois, la personne qui nous sollicite est celle qui a élaboré le système, ou pire, la personne à l’origine des dysfonctionnements.»