Le Cnam mag' #7 - page 21

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Enquête
Quand l’innovation conquiert
notre société
Depuis quelques années, le concept d’innovation est sur toutes les lèvres. Catégorie intellectuelle
aux facettes multiples, touchant tous les secteurs et investie d’un prisme positif, elle ne laisse entre-
voir ses contours qu’à grand peine. Transformation d’une idée en valeur, l’innovation peut pourtant
être considérée comme l’une des caractéristiques de notre époque.
U
tiliser pour se chauffer la chaleur générée par les
calculs de serveurs informatiques. C’est sur
cette séduisante idée que repose l’innovation
technologique, le Q.rad, développée par la start-up
Qarnot Computing
créée en 2010. Aujourd’hui, plus
d’une centaine de logements sociaux parisiens sont
délestés de facture de chauffage grâce à ces radiateurs
numériques d’un nouveau genre, dont la puissance de
calcul est louée à des entreprises et centres de
recherche. Par la même occasion, plus besoin de
data-
centers
, consommateurs de climatisation, pour héber-
ger ces serveurs. «
L’idée de ces radiateurs m’est venue,
il y a dix ans, lorsque je m’amusais chez moi à bricoler
mon ordinateur pour le rendre silencieux tout en l’utili-
sant pour chauffer mon appartement
», révèle Paul
Benoit, le créateur de
Qarnot Computing
, un nom hom-
mage au physicien Sadi Carnot, le père de la thermody-
namique. «
L’aspect économique faisait de cette
innovation un projet viable
. »
Créatrice de valeur
Ainsi d’invention, le Q.rad est devenu une innovation.
Mais qu’entend-on exactement par ce terme ? «
La
notion sature littéralement le discours contemporain
consacré à la technologie, à l’économie et au manage-
ment
», souligne Thierry Ménissier, professeur de philo-
sophie à l’Université Grenoble Alpes, qui propose la
définition suivante : «
Envisagée de manière générale,
l’innovation constitue une catégorie intellectuelle
employée pour signifier le changement mélioratif.
Entendue de manière plus précise, elle désigne la dyna-
mique économique qui s’exprime dans les sociétés
libérales via la production d’objets et la conception de
services nouveaux soumis à l’offre commerciale et créa-
teurs de valeur
. »
1
En cela, l’innovation se distingue de
l’invention, en franchissant le cercle restreint de ses
conceptrices et concepteurs. En répondant à des
besoins, en engendrant des usages collectifs et indivi-
duels, elle produit de la valeur. Aux yeux de Thierry
Ménissier, «
elle est l’adoption par le consommateur
d’une invention, et en cela liée au développement du
capitalisme
». Substituée au concept de progrès, qui a
dominé à partir du XVII
e
siècle, elle est loin d’être tou-
jours bénéfique. Ou d’émerger sans heurts. Comme le
souligne Olivier Zerbib, maître de conférences en socio-
logie de l’innovation à l’Université Grenoble Alpes :
«
Activité humaine, l’innovation est aussi empreinte de
conflit, le fruit de stratégies, d’oppositions entre plu-
sieurs réseaux d’acteurs. Il faut être en mesure d’envisa-
ger le monde autrement. Ainsi, le réseau Internet ne se
serait pas imposé si l’idéologie hippie n’avait pas préala-
blement gagné l’université et diffusé d’autres manières
de travailler, en réseau.
»
Protéiforme
A contrario
de la vision dominante, l’aspect technique
est loin d’épuiser la notion. Le XIX
e
siècle regorge par
exemple d’innovations sociales à visée solidaire, telles
que le droit du travail et la sécurité sociale. Des innova-
tions sociales découlent parfois aussi d’innovations tech-
niques, et provoquent une réorganisation de la société, à
l’instar des réseaux sociaux, apparus à la suite d’Inter-
net. Investissant tous les secteurs de la société, elle est
un concept opérant pour comprendre cette dernière,
Actualités
1:
Thierry
Ménissier,
«Innovation et
histoire.
Une critique
philosophique»,
dans
Quaderni
, 91,
2016, pp. 47-59.
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